Le mot de l’année

Ah ! Le fameux mot qui commence par un P ! « Pénurie » aura été le mot de l’année en 2021. Nous avons connu des pénuries de tout : de 2X4, de ciment, d’employés de la restauration, d’ouvriers spécialisés, de travailleurs de la santé, de techniciens vétérinaires, de semi-conducteurs, de papier pour imprimer des livres, de secrétaires, de personnel d’entretien en hôtellerie, de maîtres-nageurs, de logements abordables et de vin à la SAQ le week-end dernier.

Certaines de ces pénuries étaient fantaisistes et créées de toutes pièces par nos esprits inquiets ou de petits futés, mais d’autres traduisaient un manque récurrent et structurel de main-d’œuvre qui nous sautait au visage. On les a attribué aux aides gouvernementales et à la PCU au premier chef. Nous n’avons pas fini d’étudier les ressorts et les effets systémiques des différentes pénuries.

Si la pénurie avait un symbole universel, ce serait le rouleau de papier de toilette ; le premier à faire l’objet d’assauts angoissés au Costco dès mars 2020, et à différentes reprises par la suite. Car la pénurie parle de notre très profonde peur du manque. On l’associe aux affres de la guerre, aux heures sombres des régimes communistes, aux noires crises économiques. Dans notre riche société d’abondance et d’oversize, le choc est titanesque, et l’éventualité, dérangeante.

La pénurie est en voie de devenir l’excuse universelle. Il manque quelque chose ou quelqu’un ? Il y a un retard de livraison ou d’exécution ? Les coûts explosent ? Blame it on the pénurie ! On ne se questionne pas assez à propos des profiteurs, sur les retards programmés, les manques contrôlés, sur certains des effets pervers des aides gouvernementales. La pénurie est un sésame, une explication passe-partout, un état d’âme à l’échelle d’une société entière.

Le manque, ou plutôt, la peur du manque parle de raréfaction, réelle ou imaginaire, créée de toutes pièces. La pénurie n’est pas seulement le mot de l’année ; elle parle de l’époque tout entière. Une époque d’abondance, de gaspillage, des années qui foncent inexorablement dans un mur physique et moral. Une époque où le tout, tout de suite, est un mode de vie, où le mot décroissance sonne comme une hérésie, où la peur de manquer de farine est presque l’aveu d’une régression psychologique. La pénurie se vit comme une insulte à notre standing.

Mais le manque, s’il touche d’abord notre stabilité économique, dépasse ce champ et celui des biens de consommation pour s’incarner ailleurs, justement parce qu’il colore profondément nos années 20. Avez-vous remarqué comment, dans le domaine culturel, le deuxième degré nous a désertés, telle une cigarette au théâtre ? On le constate ces jours-ci avec le film Aline, de Valérie Lemercier. Le Québec est scindé en deux. On rigole à la transposition de la vie de Céline Dion ou on s’en indigne furieusement. Pour beaucoup, le deuxième degré, le recul, la capacité d’apprécier une fiction, sont en déficit total. Dans le cas du film Aline, l’absence de deuxième degré dans l’accueil flirte avec un thème maintenant familier. Il est délicat, voire déconseillé de parler d’une réalité ou d’en interpréter les personnages si on ne fait pas partie du groupe concerné. Les accusations d’appropriation culturelle pleuvront. Qu’est-ce qu’une Française connaît à Charlemagne, han ? La liberté de création est suspecte si elle ne se confine pas à son propre groupe d’appartenance, créons en silo ! En ce sens, nous vivons une pénurie de discussion et de rencontres confrontantes, les plus fécondes…

Rassurons-nous toutefois : la pénurie ne frappera pas le vaccin contre la COVID-19. En tout cas, pas ici. Les sociétés pharmaceutiques sauront adapter les vaccins ARN au mutant Omicron. Par contre, les pays pauvres ou excentrés continueront d’être sous-vaccinés sans que ça pose de problèmes de conscience à l’Occident. Il y a ici pénurie d’empathie et de vision globale. Or, si notre confort vaccinal nous empêche de voir ce qui se passe ailleurs, la pandémie reviendra sans cesse frapper à nos portes avec justement des variants mutants. Abondance et sentiment de fausse sécurité ici, pénurie de vaccins là-bas : problème planétaire.

Pénurie est le mot de l’année. Elle frappe fort sur les tablettes des épiceries, dans les entrepôts de grandes entreprises, jusque dans nos têtes. Elle est l’expression quantifiable du manque. Et le manque, lui, est le mot – et le mal – de l’époque. Sale temps, qui durera longtemps. Faisons des provisions.

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